37. Tout part à vau-l'eau
Je savais, je savais que ça tournerait mal, cette enquête prétexte à la reconquête obsessionnelle de sa gloire perdue : Jessica y a perdu la vie... Non, elle n'est pas morte non plus, elle... Le cas est complexe et nuancé, disons.
J'ai été le premier à y être confronté ce soir, quand elle est rentrée plus tôt qu'à ses récentes habitudes... A la voir toute bleue, j'ai immédiatement pensé qu'elle avait congelé dans le froid avec ses interminables filatures, mais elle avait beau être glacée, ce n'était pas ça. Et cette étrange manière de se masquer la bouche... un excès d'alcool ? une jaunisse bleue ?
C'est en pleine lumière que l'innocence de Salomeja a commencé à éclairer la situation...
"Ben qu'est-ce que t'as ma Tata, on dirait Dracula !"
C'est quand Sophie est tombée nez à nez froid avec une Jessica relookée pour "vivre pleinement cette nouvelle expérience de la mort" que j'ai compris que Salomeja n'avait peut-être pas tout à fait tort, et même un peu raison.
Au risque de constater l'évidence, Jessica n'est plus la même. Qu'elle soit devenue vampire, passe encore, après tout notre père a fait la guerre des zarbmondes et on vit sur un terrain hanté, on n'est plus à l'admission d'un évènement surnaturel près. Mais elle a changé... et pour quelqu'un qui a peur du feu, elle n'a de cesse de fulminer contre mon frère : à en croire Sophie elle frôle la combustion spontanée rien qu'à l'évocation de son tendre époux.
Apparemment aussi, elle a viré sa cutille en se laissant pousser les canines. A moins qu'elle ait simplement trouvé Sophie littéralement appétissante.
Renseignement pris auprès de l'objet des fulminations, il est loin de s'être réjoui que sa femme soit devenue une vraie vamp.
Certain depuis le départ que son enquête ne pouvait que mal tourner, il a eu, pour une fois, le triomphe modeste d'avoir eu raison, et la pauvre en a vu trente-six chandelles qui, si ça se trouve, lui ont même laissé un bleu. Mais comme pour être vampire, elle n'en est pas moins Jessica (et, soit dit en passant, femme sur laquelle il abuse de lever la main, toute colère égale par ailleurs), elle ne s'est pas privée de lui rendre la pareille, et il s'en est fallu de peu qu'elle y mette les crocs.
Depuis cette nuit-là, ils jouent à "je t'aime moi non plus" et Karim ne sait plus s'il est désespéré qu'elle soit morte ou soulagé qu'elle soit toujours en vie.
Pendant que mon frère hésite, Jessica, elle, est bien décidée à profiter du fait qu'elle n'ait que deux vies. Elle qui regrettait tant ses pouvoirs perdus, elle ne se lasse plus de jouer à la Batwoman dans un historicisme confus...
... et n'a cure que sa condition soit incurable, elle entend en faire un art de vivre, en témoigne l'ostentible cercueil livré en urgence au beau milieu de l'entrée défigurée par le choc des genres pour lui éviter de rôtir au soleil.
Dire que ses proches désaprouvent, c'est faible. Karim rumine d'un oeil au vide bovin qui dit tout son désarroi quand la petite Atiya ne s'avère pas si solide que ça : elle voit des lapins aussi bleus que sa mère pour lui tenir compagnie en journée.
Quant à moi, c'est l'heure des bilans... Cela fait 40 ans que j'ai repris l'engagement de mon père. J'avais la ferme intention de venger l'injustice faite à mes parents et de sauver l'honneur familial...
Quatre décennies plus tard, ma petite Léanne est morte, ma belle-soeur aussi si ce n'est qu'elle est toujours en vie, ma fille se drogue (j'en suis sûr, et à la limite je préfèrerais que
ça soit l'explication de son comportement plutôt que la pleine
possession de ses moyens) et nous organise l'anti-casse du siècle, mon frère, tout dépité qu'il soit, se pavane malgré tout avec sa béatitude collée sur le visage depuis presqu'aussi longtemps que je me suis sacrifié, quand j'ai bien dû faire le deuil de mes rêves de foot et de groupies déchaînées... Ca fait plusieurs années que j'ai l'impression de ne plus tenir la barre et que les caps qu'on suit se décident sans moi. Mon bilan ressemble à celui d'un sortant...
S'il n'y avait pas ma petite Salomeja pour rester toujours pareille à elle-même comme le vrai pilier de cette famille, et ma douce Sophie pour savoir mieux que personne m'apporter l'amour dont j'ai besoin chaque jour à haute dose, sans jamais en prendre le tournis, ou pire, la migraine, je crois que je n'arriverais plus à me raccrocher.
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