27. Une famille en or
Karima a déjà 13 ans. Finalement, je regrette pour elle que Lise n'ait pas osé l'appeler Paris, Cacharel, Loulou, ou même Dior j'adore si ça la chantait... Parce que Karima, c'est Karim avec un A : on dirait son père avec une perruque.
Guerlain, lui-même digne de son propre prénom, n'est pas franchement tendre avec elle.
" - Karima, c'est pas possible d'être fagotée comme ça ! Essaye de t'arranger un peu ! Tu trouves pas, toi, Ryszard, qu'elle devrait se maquiller ?
- Ch'ais pas moi... Quand M'man elle est maquillée et qu'elle me fait mon bisou de bonne nuit, après j'ai une trace rouge et faut tout frotter fort pour l'enlever, j'aime pas trop ça, moi, les bisous au maquillage..."
Je ne sais pas si c'est l'effet des brimades cosmétologiques, mais elle, qui était pourtant une gamine assez colérique, est finalement devenue assez effacée, et passe le plus clair de son temps à se donner de quoi se faire prescrire des lunettes. Mon Armand est ravi, depuis le temps qu'il rêvait de mentorer quelqu'un sur les chemins tortueux des sommets de la connaissance, bien calé sur le canapé.
Il n'y a pas qu'Armand qu'elle cherche à imiter, en revanche : elle veut devenir "chef de staff comme Atiya", ou du moins comme Atiya voudrait l'être, précision que je me garderais de faire à voix haute. Quoique... il n'y a pas si longtemps, la cousine en aurait immédiatement conçu un plan pour l'envoyer au Zimbabwe...
... mais Atiya est trop occupée à se montrer à qui veut la voir, et, en l'espèce, même à qui s'en moque, en compagnie de John Bigster pour se rendre compte de quoi que ce soit.
*Et ouais miss macarons, c'est avec moi qu'il est ! Tu regardes avec les yeux si tu veux, mais tu dépasses la distance de sécurité, j'te dissèque !*
Atiya mène la vie dont elle a toujours rêvé. Le poste de chef de staff excepté, donc.
Le resto botanique où mon grand-père a mis les économies d'une vie pour faire sa demande à ma grand-mère, c'est devenu sa cantine. Parlant de mon grand-père, d'ailleurs, je me demande comment elle compte gérer le fait qu'il ait explicitement nommé Bigster comme un type dont il voulait pas entendre parler dans la famille, surtout que son fantôme est déjà rouge de colère à cause... euh... ben de moi, en fait, avec cette histoire de Pilgrimhound éteint.
Pour l'instant, ça semble être le cadet de ses soucis et elle ne cesse d'afficher son goût de l'interdit. Ostensiblement, même. Au fond, elle n'a qu'un seul regret (hormis de ne pas faire ce qu'elle aurait voulu faire, hein, on l'aura compris), c'est de ne pas pouvoir se voir avec les yeux de celles qui la regardent en voulant être sa place.
Moi, le gros Bigster, j'en fais un peu une overdose. Ca suffit pas que je le voie tout le temps au travail à piquer dans le même plateau de petits fours que moi...
... on se le coltine aussi à la maison qui vient piquer dans nos assiettes, et ça me fait moyen rigoler que ça fournisse une blague "quel est le comble" aux ragots des amateurs de l'humour Toto du coin... Armand lui a d'ailleurs vertement fait comprendre qu'il fallait pas compter se voir défiscaliser ses heures sup' chez nous.
J'aime pas mélanger vie de famille et vie professionnelle, ça m'énerve qu'il se sente obligé de nous gratifier de son avis mondain sur le cadeau à faire à mon fils pour son anniversaire.
Par contre, un qui m'a totalement scotchée, c'est Guerlain. Sans rien dire à personne, il est allé faire valoir je-sais-pas-quelle clause de son plan épargne parce qu'il est orphelin et il a tout utilisé pour s'acheter une petite boutique à New Frontier. C'est une ancienne animalerie qu'a fait faillite, faut dire qu'avec celle du Pilgrimhound, ils ont dû perdre leurs seuls clients.
Moi, avec le passif bancaire que j'me traînais à son âge, j'suis soufflée.
Je sais pas comment il a fait ça non plus, mais il a réussi à obtenir des prix chez des grossistes, et dans son commerce, le "petit bazar de l'électronique", on trouve tout, des ordinateurs aux consoles Maxis. Je suis allée faire un tour, j'en reviens pas de sa patience avec les clients. Entre ceux qui arrivent à se perdre dans les 25 m² de surface et ceux qui hésitent pendant trois plombes, moi je prendrais les uns pour assommer les autres...
" - Mais alors la petite voiture, comment ça marche la télécommandation ?
- Euh... c'est un système un peu comme les radios, ça envoie des signaux...
- Mais c'est des ondes alors ?
- Oui, oui...
- J'hésite alors... parce que j'ai vu un reportage sur les ondes, vous vous rendez pas compte combien en a autour de nous avec la télé, le téléphone, la radio, le micro-ondes comme le nom l'indique... j'voudrais pas de tumeur au cerveau, vous comprenez.
- Ecoutez, ce que je vous propose, si vous avez une tumeur au cerveau à cause de la petite voiture, clairement établie par un médecin, hein, je vous rembourse !
- C'est tentant... vous êtes fort pour offrir des garanties solides, vous ! Mais j'hésite... vous l'avez pas en verte, pour aller avec le kilt ?"
Un truc qui résiste à ses charmes, par contre, c'est la caisse enregistreuse : le gamin a un mal pas possible à savoir quoi lui faire enregistrer ; lui et les chiffres, ça fait clairement deux. Même cette addition là, j'suis pas sûre d'ailleurs qu'il arriverait à la faire quand on voit son bulletin en maths.
Je sais pas comment il a fait pour mettre sur pied son "bizness plan"... Parce qu'il en a un, de bidule, il l'a montré à Armand qui m'a dit qu'il avait été super impressionné par le ficelage aux petits oignons.
Quand tout le monde rayonne dans la maison, l'une à suivre chaque pas d'un homme riche en vérifiant qu'on l'a bien vue, l'autre à récolter des numéros de téléphone sur les cartes de fidélité de son magasin, les autres à bouquiner et moi à vie, j'ai bien du mal à égayer mon petit garçon qui est souvent tout pensif sans raison, en tout cas que je comprenne. J'aurais étripé la coiffeuse qui m'a dit qu'une mère a des antennes et sait tout ce que pense son enfant. Moi, j'en ai pas, je capte rien et ça me désespère...
Quand je lui ai demandé ce qu'il voulait faire, aujourd'hui, DIMANCHE, le plus beau jour de la semaine parce qu'on peut faire ce qu'on veut sauf travailler, il m'a répondu qu'il voulait avoir un 10/10. Ou bien avoir un chiot, un chaton... ou avoir un chiot ou un chaton ! J'ai bien flairé la manipulation pour avoir une boule de poils, tout en brossant son père dans le sens dudit pelage en lui faisant voir qu'il aime l'école, mais j'étais pas plus avancée.
On a eu beau tenter de lui changer les idées toute la matinée, rien n'y a fait.
"Regarde Papa ! Je marche à quatre pattes... comme un chiot ! Ou un chaton ! Ou un chaton ou un chiot !"
De guerre lasse, on a cédé au chantage, quoi que dise le bouquin de psycho qu'on suit jamais, de toute façon. Le truc qu'on voit pas bien sur la photo et qu'Armand tient dans sa main après l'avoir récupéré de l'autre côté de la rue parce qu'il s'était enfui sur ses microscopiques pattes, qu'il a bien de la chance qu'on vive dans le désert vu le temps qu'il a dû mettre pour traverser, c'est... un chaton. Lustucru, il s'appelle. Comme dans l'eût-ce tu cru... Non seulement j'ai foiré le Pilgrimhound, mais je suis même pas débarrassée des corvées animales ! Toute blague "quel est le comble" s'abstenir.
Ryszard a fini par nous ramener son 10/10 dont il rêvait, dès le lendemain à vrai dire. Entre son petit chaton qu'il trouve tout mignon et sa bonne note, il était aux anges. Il a dû prendre de son père plus que de moi, pour trouver à se réjouir de l'école à ce point.
Armand était tellement content qu'il s'est cogné au lave-vaisselle quand le petit lui tendait son carnet à signer.
Une heure avant, c'est sa cousine, enfin ma cousine,
qui a ramené son 20/20 (et, oui, je suis en pyjama à l'heure du déjeuner après une bonne grasse mat' d'être sortie jusqu'à 2 h du mat).
" - Leokadia ! Leokadia ! J'ai eu 20/20 !
- C'est bien Karima, félicitations !
- Ben tu me félicites pas ?
- Je viens de le faire, mais je peux le refaire : félicitations encore une fois.
- Mais nan, mais vraiment ! Des vraies félicitations, je secoue mon
bulletin, tu cries mon nom, tu lèves les bras en l'air tout ça...
- M'enfin Karima, t'as plus 10 ans ! Et même Ryszard, note bien, on le
ferait pas" (je ne savais pas encore qu'on s'encastrait la tête dans le
lave-vaisselle à la place)
Qu'est-ce que j'avais pas fait ! Elle s'est mise à pleurer que si sa mère était encore là, elle ferait la danse des félicitations avec elle, elle. J'ai été bonne pour la danse, mais elle ne pouvait plus s'arrêter de verser des torrents de larme. Elle qui s'efface depuis des mois, elle en avait des choses sur le cœur. Son père qui l'a eue posthumement, sa mère qui est morte aussi on ne sait même pas exactement comment, le rêve de sa vie qui la branche même pas tant que ça maintenant qu'elle travaille à l'hôpital et qu'elle peut même pas le dire à Atiya....
C'est une longue histoire, enfin pas tellement. Quand le supplément emploi de la Gazette est arrivé, y avait une place d'assistant aux personnes âgées, comme on dit en gériatriquement correct pour pas dire qu'on va se retrouver à torcher les fesses des vieux qu'ont des incontinences. Mais à défaut d'être le pied, ça en faisait un dans l'hôpital... Atiya était pas là, forcément, elle était avec le gros Bigster en thalassothérapie. Les absents ayant toujours tort, surtout quand on est même pas sûr qu'ils piquent pas une colère sur le thème "j'ai fait 10 ans d'études de médecine, c'est pas pour me retrouver à changer des alèses", on a laissé Karima répondre à l'offre... Elle en rêvait, ils doivent pas être nombreux les candidats comme ça. Au début, ça s'est même bien passé, elle avait tellement un bon contact avec les mamies qui disaient qu'elle était pas stressante et qu'elle parlait pas trop, ils l'ont promue aux urgences.
"
- Tu comprends, les urgences, c'est pas du tout comme en gériatrie. Ca
va vite, y a tout le temps un nouveau problème, les gens arrivent et
arrivent...
- Oui, les urgences...
- Béh euh, moi je dois
les aiguiller tous ces gens, et ce qui s'est passé, c'est qu'y avait
pleins de malades de la grippe, alors ça allait, c'était facile : tous
vers le même service. Mais comme y avait beaucoup de gens, j'ai inventé
un système comme à la Poste, avec les numéros. Et d'un coup, y a une
grosse dame qu'est arrivée, elle a dit qu'elle était enceinte, qu'elle
avait le numéro 522 mais vu que là on, enfin moi, j'appelais le 496
seulement, elle allait pas pouvoir attendre. Mais tu comprends, elle
avait juste l'air grosse, du bide surtout, moi j'ai cru qu'elle disait
ça pour avoir un coupe-fil, t'sais, "j'suis enceinte" Atiya elle
l'utilise tout le temps pour couper toutes les queues d'attente.
- Elle avait juste un gros ventre, ta femme obèse ???
- Ouais, comme aç !
- Mais c'était pas vraiment une femme enceinte ???
- Si, en fait, c'est ce qui s'est avéré après... mais comment tu
voulais que je fasse la différence ? T'es trop forte toi ! Bon en plus
j'savais pas vraiment vers quel service l'aiguiller, j'avais jamais eu
le cas, donc.
- A la maternité ?
- T'es balaise en fait !
Donc, ben, bref, d'un coup elle respirait tout vite et elle hurlait, je
savais plus quoi faire, entre pneumologie et traumato, j'savais pas me
décider...
- Et ?
- Ben en fait, elle était vraiment enceinte, donc, et elle a accouché...
- Sur le sol ????
- C'est vachement fréquent en fait, pour l'encourager y a pleins de
dames qu'ont dit qu'elles aussi elles l'avaient fait comme ça, et que
si c'était pour ça, autant rester à la maison. Moi, j'suis d'accord...
- Mais ?
- Mais... ben le chef de service il m'a passé un savon pas possible,
il a dit que j'étais incompétente, il a hurlé que j'avais aucun sens de
l'initiative, que j'étais demeurée, que des trucs trop méchants...
- T'essayes de me dire que t'as perdu ton travail, Karima ? Tu sais, je t'en voudrai pas.
- Ben il voulait me virer en fait. Mais mes amis les patients de
gériatrie ils ont signé une pétition en ma faveur et menacé d'organiser
une grève de la vessie, alors ils m'ont remis en gériatrie avec eux.
- Tu sais Karima, si la médecine ça t'attire pas tant que ça, tu peux
choisir autre chose... La science pure, par exemple, tu serais dans ton
labo, tu serais pas dépassée par des situations d'urgence. Ou bien plus
simplement tu peux juste aimer le savoir pour le savoir [je lui ai pas
proposé génie du crime, elle avait pas le profil]. Ou, à la rigueur, si
apprendre te branche pas tant que ça, tu sais, tu peux même le dire,
personne t'en voudra.
- Ah nan nan nan ! Moi j'veux continuer à étudier avec Armand !"
Un qui manque pas d'initiative, mais qu'a dû se tromper de rêve de sa vie aussi, c'est son grand frère. Il a déjà passé son certificat de vendeur en or, et il prépare celui de logistique. Son business décolle, et c'est dingue le courage qu'il faut pour ça...
Parce qu'entre les clients-rois qui lui pètent un service à café complet...
... ceux qui croient bon de venir régler leurs comptes au milieu de la surface de vente...
... et ceux qui se décollent 50 grammes de cérumen des oreilles avant de venir tripatouiller les modèles d'exposition qu'ils vous flinguent...
Heureusement qu'il y a toujours cette brave Marilène prête à se faire épater, sinon il en tamponnerait pas beaucoup, des cartes de fidélité.
En même temps, je comprends qu'il se concentre sur
le commerce, et pas seulement à cause de la loi de prohibition du
crac-crac pour les mineurs...
Avec tous les sous qu'il a gagné, il a voulu
s'offrir les services de la bohémienne. He ben, elle est devenue sénile
la bohémienne, c'est encore pire que de mon temps ! Il a eu beau lui
donner le max pour avoir droit au rencart de ses rêves, elle s'est bien
foutue de lui en lui envoyant Kérie Perez, la factrice qui nous dépose
la Gazette tous les matins. Ca lui a fait un choc... si c'est pas
malheureux de donner des sous pour ça, quand tout ce qu'il avait à
faire c'était lui dire bonjour le matin.
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