15. A contre-coup et contre-courant

Annoncer la mort de Karim à Atiya, c'était quelque chose que je redoutais. Autant que de lui dire dans la foulée que ça n'empêchait pas qu'elle ait une petite soeur de plus.

On peut pas dire qu'elle parte avec beaucoup d'atouts dans la vie, la fille posthume de Karim. Une mère sous le coup de son veuvage, une demi-soeur aînée qui rêve de s'en débarasser, aucune possibilité de pouvoir prétendre à la succession de l'engagement... Et comme si ça suffisait pas, Karelle l'a fait tomber en la déposant dans son berceau.

"Oh ben zut... si f'saient des lits plus grands aussi, ça serait moins compliqué pour les jours où que j'ai oublié mes lunettes... Bon bah j'dirai rien, et si t'y qu'elle a des problèmes de fracture, j'appelerai l'assistante sociale pour lui dire qu'y sont maltraités comme par le Pépé, ça passera comme un colis poste"

Enfin la cadette au crâne fêlé va pas moins mal que l'aînée un peu timbrée des filles de Karim.

"J'vois pas c'qu'elle... blurp... veut dire... beuarp... j'gère hyper bien la mort de mon père !"

J'imagine que dans le monde d'Atiya, faire le deuil de son père implique de ne pas faire celui de son train de vie, et de se ressaisir vite pour trouver d'urgence un substitut sous forme de mari riche, aussi informe soit-il.

"Atiya, ma plus brillante élève de tous les temps, quelle joie de voir que vous n'oubliez pas votre premier mentor et savez reconnaître les atouts de la maturité !"

"Alors, grand loup dégarni qu'en a rêvé tout le temps de ma scolarité chez lui, c'est meilleur quand c'est légal ?"

"Hein ? C'est tout ? Les attraits de la maturité, c'est censé être quoi ? La calvitie ? Ben c'est bien la peine de se donner de grands airs quand on vient manger du homard qu'on n'a pas les moyens de se payer tout seul ! J'comprends mieux tout d'un coup la 'nécessité' de rencontrer la famille postulante, c'est une ruse toute piteuse de nécessiteux... Allez, casse-toi, Vince, j'ai un planning chargé et pas de temps à perdre avec un petit proviseur miséreux !"

De son côté, Salomeja a eu une idée toute saloméyesque. Toute bouleversée qu'elle est par la mort de son tonton dont je me suis gardée de lui révéler la possible implication dans l'électrocution de Maman, puisque de toute façon elle aurait retenu l'hypothèse de l'invraisemblance et de l'innocence, elle nous a demandé de venir Lise et moi. Bien entendu, je lui ai fait jurer qu'Atiya ne serait pas là. Bien entendu, Salomé a fait un gros mensonge pour la bonne cause, pétri de bonnes intentions de réconcilier l'inconciliable.

A peine arrivée, quand j'ai vu qu'Atiya était tranquillement là à collecter des lettres enflammées de je-ne-préfère-pas-savoir-qui à qui elle aura prêté grosse fortune et bon cœur pour la partager, je me suis vite sentie en mauvaise posture à être plantée entre les deux. Avec le sable et les cactus, l'ambiance était bien trop sergio leonesque pour que je reste coincée là.

"Atiya... J'ai autant de chagrin que toi, pourquoi ne pas nous réconcilier dans cette épreuve ? Je suis sûre qu'on pourrait être amies, après tout, on n'a que quelques années de différence, si on fait le décompte de tout le temps où je pouvais encore boire de l'élixir de vie..."

Ca, c'était pas forcément des trucs habiles à lui rappeler...

D'ailleurs, elle a même pas eu le temps de voir dégainer la réponse... Ça l'a laissée aussi soufflée que souffletée.

"A partir de maintenant, marâtre, c'est toi, moi et la loi de la jungle ! J'te donne pas deux ans pour dégager, toi et tes bâtards !"

Atiya aime joindre le geste à parole quand elle veut convaincre...

"Leokadia ! Leokadia ! Au secours ! Ca se passe pas du tout comme j'avais prévu, elles sont pas du tout réconciliées, elles se battent comme des chiffonnières !!!"

Comme c'est surprenant, ma petite Salomeja. Et dire que ce n'est qu'un bref aperçu de mon quotidien quand Atiya aura fini ses études...

En même temps, ma lassitude à venir n'est pas grand chose comparée à ce qui attend Lise concrètement. Malheureusement pour elle, au sortir de 3 grossesses rapprochées, on ne fait pas le surpoids face à une Atiya suraxelairée d'athlétisme.

"Ca, tu peux te le frotter, fini de t'en servir pour la rente !"

" - Atiya... Loin de moi l'idée de vouloir m'attirer un de tes traitements de faveur, mais tu penses pas qu'il serait temps de... quelque part... apaiser la situation avec Lise ?
  - Mais dis lui ça à elle ! Moi j'demandais rien du tout, c'est elle qui a déclenché les hostilités en s'installant à la maison !
  - Leokadia a raison, si tu es celle qui fais la paix, tu seras la plus intelligente.
  - Salomé, j'dis ça pour ton bien, t'as pas une dissert à finir ?
  - Si, merci Atiya !
  - Salomé, te laisse pas faire comme ça ! Atiya, je te rappelle que c'est moi qui ai les documents de Pépé sur l'élixir de vie et le testament de ton père...
  - Et quoi ? Tu veux qu'j'te dissèque ?"

" - Non... Je te les donnes à condition qu'au moins en apparence, pour ma tranquillité personnelle et celle d'Armand après notre mariage, tu instaures ce qui s'approche le plus d'un climat de paix pour toi...
  - J'te promets même de faire une belle paix, celle pour lesquelles on commence par préparer une bonne guerre !"

" - Excusez-nous, hein, de vous avoir prise en sandwich comme ça au milieu de notre linge sale familial...
  - De quoi ? Vous me parliez ? J'étais plongée dans mon livre de chronodynamique quantique, rien ne peut me perturber dans ces moments-là !
  - Ah...
  - Les quarks, vous connaissez bien sûr ?
  - C'est un groupe de rock underground ? Parce qu'avant j'étais DJ, mais maintenant j'bosse au ciné, j'ai moins le temps de me tenir à jour...
  - Mais non ! Les quarks ! L'unité de base de la matière !
  - Ben... ça se saurait quand même si ça portait un nom de groupe de rock déjanté... Excusez-moi, c'est quoi votre discipline, au juste ?
  - Physique ! Une vraie passion...
  - Moi aussi, mais on met clairement pas la même chose sous le même mot..."

Moi je dis que l'éducation, ça peut nuire à la vie sociale...

Salomeja a lu sur internet un machin sur l'art-thérapie pour extérioriser ses sentiments et vaincre ses démons. Curieusement, ça l'a immédiatement fait penser à la cousine.

" - T'en es où Salomé ?
  - J'sais pas trop... J'étais partie sur un chat tout mignon, mais il a l'air tout déglingué.
   - Ah... T'as vu le mien ?
   - T'as triché Atiya ! T'as reproduit la peinture de notre oncle Léopold quand il était tout perturbé..."

Ça en dit long sur la psyché atiyesque...

" - Tu rigoles ?
  - Non, c'est tout pareil...
- Mais c'est génial ! Avec le succès du bouquin de Pépé, j'vais le faire passer pour l'original ! Et ton machin... on pourra toujours essayer de le faire passer pour un truc des débuts de Keith Haring !
  - Qui ça ring ?"

C'est ainsi qu'Atiya a trouvé un nouveau moyen de rendre ses fins de mois totalement circulaires... Depuis, elle n'extériorise plus grand chose sur la toile, mais elle internalise tous les revenus des copies qu'elle fait faire à Salomeja. J'ai bien essayé de mettre en garde ma sœur, mais...

" - Mais elle flippe pour rien ta frangine ! J't'assure Salomé, c'est comme au théâtre... ils le savent bien les acquéreurs que c'est pour de semblant ! Ça les empêche pas de prendre bien plaisir à avoir un beau Picasso discount dans leur salon ! C'est, tiens, comme une catharsis machin, tous leurs soucis s'envolent : c'était bien ce que tu voulais au départ avec ton idée de se mettre les mains dans la gouache ?
  - Mais quand même Atiya... c'est pas très légal... Souviens-toi ce qui est arrivé à Leokadia quand elle a voulu te prendre tes sous, elle s'est fait raccompagner par l'ultra-sim en personne, le crime il reste jamais impuni !
   - Ben elle est pas allée en prison que je sache, Leokadia ! Et puis Magalie Létourneau, franchement... Faut que tu t'mettes plus dans un esprit art contemporain décalé, Salomé : déconstruis un peu tes valeurs bourgeoises qui t'oppressent !
   - Ah... tu crois ?"

Le journal de Salomeja, ou le monde des Pilgrim au prisme d'un bonbon rose

J'ai quand même des doutes qui subsistent... J'ai demandé son avis à une étudiante en droit avec qui je bûche souvent à la bibliothèque, mais je crains que ça n'ait pas été très prudent de ma part.

Je vire un peu parano, j'ai l'impression de voir des inspecteurs de police partout sur le campus... Ou des satyres, c'est toujours un peu difficile de faire la différence. Dans les deux cas, je ne me sens pas très rassurée en ce moment.

Mais le pire, ça a été quand au beau milieu de la nuit, un type s'est introduit dans notre résidence pourtant strictement féminine pour me menotter... Je me voyais déjà passer les 125 prochaines années de ma vie en prison ! Mais quand il m'a engouffrée dans une limousine avec un sac sur la tête, j'ai eu peur cette fois d'avoir affaire à un agent de la traite des blanches.

Finalement, il s'est avéré que j'ai été recrutée par une association de mon université, qui aime surprendre ses nouveaux membres après leur avoir fait passer des épreuves initiatiques. Ce sont l'étudiante en droit, une jeune fille de ma résidence et ma propre cousine qui m'ont recommandée en tant que future membre exemplaire. Mais je ne peux en parler davantage, j'ai prêté serment.

Enfin... si je me permets d'entraver quelque peu le secret que j'ai juré, c'est que j'y ai rencontré un véritable membre exemplaire, et que je sens au fond de moi qu'une potentialité existe pour nous de faire un long chemin ensemble... Preuve que les apparences sont souvent trompeuses, il n'est pas plus punk à crête que moi. C'est un vestige de son bizutage d'entrée à l'université : mon oncle Karim avait subi une tonte complète de sa chevelure. Quant à la tenue de mon propre bizutage, je préfère ne pas en parler. D'ailleurs, je ne veux jamais reparler de cet évènement, ce fut la pire journée de ma vie : je suis arrivée à l'université délestée de mes bagages et de mes livres dans une tenue ridicule et les cheveux coupés moi aussi. Je n'ai jamais osé dire à Atiya ou Leokadia ce qui m'était arrivé, j'ai préféré faire semblant d'avoir choisi moi-même cet accoutrement humiliant.

Sylvain, car c'est son nom, a bien d'autres points communs avec moi. Il rêve de fonder une famille, et d'avoir au moins trois enfants qui réussiraient tous brillamment dans la vie. Quand il en parle, c'est comme si cela pouvait devenir réel. C'est doux à imaginer, je berce mes rêves des siens le soir quand je m'endors.

Ma cousine a rendu à Sylvain une apparence plus convenable avec talent, comme elle l'a fait pour moi à mon arrivée en me prêtant immédiatement des vêtements. Quoiqu'en pense ma sœur, Atiya fera un merveilleux médecin, toujours prête à venir en aide aux autres.

Quand je l'ai remerciée pour son marrainage qui m'a permis une telle rencontre, Atiya a joué la fausse modeste en niant toute implication. Et puis elle a ri et m'a dit que les peintures faisaient partie du rituel d'usage. C'était donc ça, je me suis inquiétée pour rien !

Ma pauvre cousine ne va pas très fort en ce moment. Comme ma sœur et moi, elle est désormais orpheline. Mais si Leokadia et moi nous sommes beaucoup épaulées, Atiya se sent très seule dans l'adversité.

Il est vrai qu'elle n'a pas toujours un caractère facile, et que, parfois, elle se laisse trop séduire par la matérialité, mais elle est très sensible, quoiqu'elle le dissimule. Là, par exemple, elle essaie de me faire croire qu'elle pleure à cause des oignons qu'elle épluche depuis tout à l'heure, mais je sais bien que ce n'est pas cela...

Atiya et Leokadia ont le même âge et elles ont été élevées en symbiose comme en rivalité. Parfois, je les trouve bien trop dures l'une envers l'autre ; Leokadia ne fait aucun effort pour comprendre à quel point Atiya a perdu ses repères quand Jessica, ma tante, est décédée et à quel point le remariage de mon oncle l'a perturbée. Mon oncle Karim était le plus gentil des oncles, un homme très joyeux comme ma sœur et d'une humeur toujours excellente, mais il a énormément souffert de son veuvage et retrouvé son sourire avec Lise, sa seconde femme, qui est très attachée à la cohésion de la famille, comme moi.

Un jour, quand j'avais 15 ans à peine, Lise m'a dit qu'elle se sentait particulièrement proche de mon oncle, de son bébé à naître (ma cousine Shalimar, qui a aujourd'hui 6 ans) et de moi. J'étais vraiment aux anges, car Lise est une femme formidable, d'une grande douceur - un peu candide, comme on le dit parfois d'elle ou de moi.
Quand je lui ai dit que j'avais rencontré quelqu'un, elle était ravie et m'a rappelé les vertus de la patience : elle a longtemps attendu que Karim l'invite à poser ses bagages, il y a eu trente ans entre leur premier rendez-vous et leur mariage. Je trouve cela très romantique.

Du point de vue de ma cousine, ce sont bien sûr des choses difficiles à admettre. Je comprends très bien Atiya aussi. J'ai moins connu ma tante Jessica, mais elle était courageuse et très brillante : ultra-sim de notre état, elle a protégé New Frontier pendant des décennies avant de savoir se retirer au lendemain de son plus grand fait de gloire. Atiya admirait beaucoup sa mère, et elle ne peut concevoir que son père en ait aimé une autre. Elle a beaucoup de mal à ouvrir son cœur à ses demi-frères et sœurs qui sont nés quand elle avait déjà plus de 20 ans, elle qui a grandi si choyée et a peu appris à partager. Pourtant, je sais qu'elle est généreuse. 

La preuve ? Elle s'est précipité pour s'occuper d'une pauvre jeune fille de notre résidence, qui est devenue transparente à force d'être négligée par son amoureux, sans même avoir pris le temps d'enfiler une tenue décente.

"J'te préviens, moi, dans la mesure où j'peux pas t'mettre dans une cage pour étudier à fond ton phénomène tout ça à cause de la déontologie de ce blaireau d'Hippocrate, j'ai pas envie que tu me racontes comment ça t'es arrivé. Ça serait comme se faire un décrire la recette d'un gâteau au chocolat sans avoir le droit d'y goûter après, tu vois. Alors tu m'parles si tu veux des nuages dans ta vie le temps de redevenir opaque, mais moi j'écoute mon baladeur et j'me casse quand j'ai progressé dans ma logique. Pis si tu caftes à Salomé qu'Atiya elle a encore pas été gentille et qu'à cause de ça elle me finit pas mon faux Rothko à temps, j'te dissèque. Vivante. Compris ?"

Elle mérite que je me dépêche de finir la reproduction de ce peintre qu'elle affectionne ! Atiya doit avoir raison, je n'entends pas grand chose à l'art contemporain... ce n'est pourtant pas très difficile à faire, ce qu'il peint ce Rothko : deux ou trois bandes de couleur, un dégradé fondu, et c'est terminé. Mais puisque ça peut rendre le sourire à Atiya !

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Comments

[steffy]

L'éducation nuit à la vie sociale ? Je savais pas ça dis donc ^^

[Julie]

C'est vrai =) (Tant mieux, je ne l'ai pas fait ^^) Merci a toi !

[Toutouche]

Julie, pour moi, si ça sonne "illégal", c'est que ça l'est :-DD
En plus, la collecte des récompenses professionnelles est l'objet d'une "quête" spécifique... donc les obtenir autrement enfreint cela. Les règles disent bien, par exemple, qu'on n'a pas le droit d'embarquer les récompenses de la société secrète (ni quoi que ce soit d'ailleurs).
Et puis, le resurectomitron, il change tellement la vie, c'est clairement offrir un avantage "abusif" !

[Julie]

Merci PKiwee pour la réponse! =)

[Sarou]

"et si t'y qu'elle a des problèmes de fracture, j'appelerai l'assistante sociale pour lui dire qu'y sont maltraités comme par le Pépé, ça passera comme un colis poste"

>>>Faut l'abattre celle-là.


"Alors, grand loup dégarni qu'en a rêvé tout le temps de ma scolarité chez lui, c'est meilleur quand c'est légal ?"

>>>Je devrais être outrée, mais je ris.

"Ca, tu peux te le frotter, fini de t'en servir pour la rente !"

>>> MDR

- Et quoi ? Tu veux qu'j'te dissèque ?"
>>> Je l'adore.

"Excusez-moi, c'est quoi votre discipline, au juste ?
- Physique ! Une vraie passion...
- Moi aussi, mais on met clairement pas la même chose sous le même mot..."
>>> Parfait !




Merci Toutouche.