12. Ma vie en technicolor
Des fois, au boulot, ils me demandent des trucs délirants. Genre réparer le gros ampli, là, que si y avait pas la marque dessus pour m'indiquer le sens, j'saurais même pas où est le haut et où est le bas.
Sont bien comiques, mes chefs. Comme si j'avais une tête à savoir trifouiller ce machin.
Heureusement, Armand, lui, il sait faire à ma place !
Pis y a pas que ça qu'il sait faire, mon chéri. J'suis complètement folle amoureuse de lui, genre Cupidon a pas raté la cible dans mon coeur qui volait au-dessus de ma tête pour une raison inexpliquée.
Lui aussi, d'ailleurs, et c'est ça qui est top, parce que j'aurais l'air un peu ballotte si c'avait pas été réciproque.
Dès qu'on peut, on se fait des projections privées dans la salle du haut où y a les films d'auteur que personne vient jamais voir. On les regarde pas plus, notez.
Mais moi je m'en lasse pas, de pas regarder les films d'auteur. Si j'ai l'air impudique, c'est franchement une illusion d'optique, parce que là, j'montre que les images toutes chastes. On fait bien pire. Ou mieux, c'est selon le point de vue de qui est à notre place. J'suis ni Pépé qu'était tout vieux jeu de ce côté là, ni Papa qu'avait tellement cadenassé ses désirs après qu'il a épousé M'man qu'il osait plus en parler du tout. Moi, tous ces problèmes de refoulement, c'est pas trop mon truc. J'vois pas pourquoi j'me priverais de plaisir, j'aspire qu'à ça, pis c'ui de la chair, on n'a quand même pas inventé mieux. Alors quand il est à portée de mains... Bon j'vais pas accompagner ça de dessins explicatifs, j'm'appelle Leokadia, pas Lady Chatterley non plus.
D'façon, même la mère Ladentelle, techniquement, elle aurait rien à redire. Parce qu'Armand, il s'est levé, il m'a regardé bien profondément dans les yeux, et il s'est mis à genoux.
Moi, j'en ai tellement pleuré d'émotion que j'avais le rimmel qui coulait, alors j'veux pas trop montrer. Mais c'était beau quand même, et Armand il riait de me voir avec mes grosses traces noires de bonheur sur les pommettes. On est fiancé ! J'me retiens trop pour pas l'écrire cinq cent fois comme du temps de "Ma nouvelle tante elle est pique-assiette professionnelle", mais comme j'suis censée plus avoir 17 ans dans ma tête, j'vais éviter. J'ai du mal, hein.
Et les fiançailles, avec Armand, c'est romantique comme toutes les petites filles en ont rêvé quand elles pensaient au prince charmant. Moi la première... et du coup, c'est pour moi.
Il me laisse pleins de bouquets de rose devant la maison, avec des petits poèmes. Pas ceux du fleuriste, non, non, non, des rien que pour moi, qu'il écrit lui-même.
Pis quand je rentre le soir, il se débrouille comme un magicien qui finit le boulot avant moi pour me déposer d'autres petits poèmes dans la boîte aux lettres...
Bon, d'accord... mais un seul. CA, c'est vraiment tout intime et tout privé.
Divine Leokadia, mon honneur, ma victoire,
Je hais toute heure passée sans tes brûlants yeux voir,
Chéris à tes côtés l'infime instant du soir,
A la coupe de tes lèvres, je périrais de boire.
C'est pas les bidouilles à mon Pépé, ça : j'ai compté sur mes doigts, y a les 12 machins et pleins de trucs de vrai poète comme les phrases inversées, et tout ce qu'y faut bien à sa place. Pis surtout c'est beau, faut le dire, il s'est pas seulement pris la tête, ça tabasse tout sur son passage comment c'est trop beau ! Je l'aime, je l'aime, je l'aime !
Des fois, quand je rentre comme ça sur mon petit nuage, y a que le fantôme de Maman pour me ramener à la réalité. Elle m'attend souvent le soir, ça me rend triste et joyeuse à la fois.
C'est vrai qu'avec tout cet amour dont je déborde plus qu'à ras-bord et que je consomme jusqu'à toujours soif, j'vois plus le temps passer, n'empêche. J'ai eu un choc quand est venue l'heure pour Salomeja de partir à la fac. Faut dire que le look qu'elle s'était fait pour sa rentrée universaire participait à la surprise.
Karim a cru qu'il avait la berlue, voire qu'Alzheimer commençait et qu'il arrivait plus à reconnaître ses proches. S'il pouvait oublier ses ambitions sur Erehwon au passage, hein...
Et en pied, ça fait une deuxième onde de choc. Heureusement, Salomeja reste Salomeja : elle a failli se mettre en retard à vouloir s'occuper tant qu'elle pouvait de Shalimar avant de partir.
Bonne chance petite soeur. Pis courage, aussi ! J'espère que ça va te rendre moins naïve, la fac, mais sans te déniaiser trop vite trop mal fait sur une banquette arrière ou un truc glauque du genre.
Pour l'instant, j'ai de quoi m'en faire : le bulldozer psychologique d'Atiya a tout ravagé, elle la rejoint dans sa résidence universitaire pour aller se faire, je n'en doute pas une seconde, sauvagement esclavagiser par la cousine.
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