28. Le temps nous rattrape tous...
J'ai laissé mes mémoires en jachère il y a de cela des années et me demande parfois s'il faut vraiment que je recommence à silloner mes souvenirs. J'ai toujours au-dessus de mon bureau la photo de Karim et moi à 20 ans... une photo, vieille photo, de ma jeunesse, dont il ne reste plus grand chose hormis cette preuve visuelle de son existence. Ma propre image me nargue d'un air narquois, c'est navrant, et de narcissisme inclus, je le concède.
Sophie et moi n'arrivons pas vraiment à surmonter la mort de notre petite Léanne qui nous hante depuis toutes ces années.
Il me semble bien souvent que l'histoire s'écrit sans moi, désormais. Alors j'essaie de protéger mes deux filles des dangers du monde et de l'électricité, même si j'ai parfois l'impression qu'elles me voient seulement comme un réparateur acharné du tournevis.
Et puis, il me reste aussi mes chiens, le Pilgrimhound et l'avenir des rêves de mon père...
Mais le cycle acharné, qui, comme ne manquerait de le rappeler Jessica, ne tourne pas si rond qu'il ne va pas cruellement tout droit, s'est abattu sur Pégase à son tour, dans l'indifférence générale de mon frère comme de la Muerte, qui n'a même pas cessé de papoter au téléphone avec ses copines d'outre-tombe en venant le chercher.
Heureusement que j'ai Salomeja... C'est une enfant merveilleuse, un rien l'amuse toute seule, elle n'est pas compliquée du tout... pour l'instant, ajouterais-je bien volontiers bien lucidement.
Il faut dire qu'avec Leokadia, on en a une qui est compliquée pour deux au moins. Quand ce n'est pas le mur pour aller traîner dans les bars, elle met le feu pour se révolter... on ne peut rien lui dire, c'est l'escalade assurée. C'est une telle boule de rebellion concentrée, on est largué. La preuve ultime qu'on l'est, paraît-il d'ailleurs, c'est qu'on dit "largué" quand l'expression serait tombée en désuétude absolue chez les moins de 15 ans...
Je l'ai entendue parler à une copine au téléphone ; à mon avis d'ailleurs, elle parlait volontairement fort pour qu'on l'entende, pour largué que je sois et ma façon de parler avec moi, ce n'est pas encore au point de passer à côté de ce basique. A l'entendre, on est des monstres qui la séquestrent quand sa cousine bénéficie d'autant d'argent de poche qu'un malfrat a de comptes bancaires aux îles Caîman : même Karim n'a jamais eu un tel sens de l'exagération (... pour la séquestration de notre fait, en tout cas, car pour ce qui est de gâter sa fille, mon frère exagère de façon intacte, je suis bien d'accord avec ma fille).
D'ailleurs, si je n'étais pas sûr de l'amour de Sophie, j'en viendrais parfois à me demander si elle n'est pas de mon frère : elle est aussi râleuse et obsédée des sorties que lui au même âge. Et puis cette idée de vouloir se faire tout le temps plaisir, ça résonne comme un vieil air connu qui remonte à loin.
C'est surtout le rythme des changements que je n'arrive plus à suivre. Un jour, c'est la fin du monde parce qu'elle rentre en école privée sur une lubie de son emmerdeuse de cousine dont elle s'imagine que je suis dupe, comme si je n'avais pas parfois envie de lui coller deux claques aussi, à l'enfant reine unique. Le lendemain, je la retrouve à poser dans le rôle de la jeune fille modèle tout droit sortie de chez la comtesse de Ségur, à se faire décrypter l'actualité par Jessica et me demander la bouche en coeur de quoi je m'étonne. Et c'est comme ça pour tout : les copains, les copines, les envies, les craintes, ce qui se fait, ce qui se dit, ce qui se porte...
Il faudrait qu'on puisse les garder toujours à l'âge de Salomeja. L'autre matin, elle a expliqué d'un air assuré à Sophie que ce n'était pas trop tard pour que je devienne légende du stade. Ca m'a rendu tout nostalgique, de penser que ça n'allait pas durer, cette phase où elle nous voit encore comme des dieux. Si elle suit les traces de Leokadia, je la vois dégringoler d'avance dans les tréfonds de l'indifférence, l'image du père.
Enfin, ce n'est pas ça qui m'inquiète le plus aujourd'hui. L'opposition fait partie de la construction de soi, comme dirait le bouquin de psycho et soutien au moral parental de Sophie.
Non, celui pour qui j'ai de quoi m'en faire, c'est mon frère : l'empreinte du temps a fini par le poinçonner lui aussi. Depuis les années que j'attendais que nos horloges biologiques se rappellent qu'elles sont censées battre à l'unisson quand on est jumeau, je n'ai même pas eu envie de crier d'"enfin" triomphal quand j'ai vu dans quel état ça l'a mis : on aurait dit qu'il assistait à son propre enterrement.
D'ailleurs, il est devenu complètement morbide. Ca l'obsède, de penser que son fantôme se trimballera avec une tête de vieux pour l'éternité. Après 50 ans de gémellité commune, mon frère arrive encore à m'étonner.
J'ignore comment Jessica fait pour ne pas perdre patience. Enfin, je l'ai toujours soupçonnée d'avoir gardé un ou deux gadgets d'ultra-sim, qui lui permettent de fermer toutes les écoutilles quand elle bouquine. Et puis que je sens que je vais faire de l'arthrite par ci, et puis que je devrais faire un full body check-up par sécurité par là, et ma carrière dans tout ça elle va en prendre un coup par ailleurs... Il a toujours aimé parlé de lui, mais parler de lui vieillissant, c'est éreintant.
Sophie, qui a eu la cinquantaine parfaitement sereine, à part un petit cauchemar de rien du tout à la transition, a bien essayé de lui rappeler que pour lui qui est censé nager dans le bonheur des plaisirs accomplis depuis 25 ans, il devrait plutôt voir chaque nouvelle étape comme une amélioration de soi. Même Maman n'a, pour une fois, rien trouvé à redire derrière sa bru.
Mais pour lui, l'amélioration ne va clairement pas dans le sens de la perméabilité à la sagesse, on pourrait même dire qu'il élabore contre elle des couches fossiles de résistance. Maintenant, il n'a plus que son épitaphe à la bouche : faudrait pas qu'elle soit bête, faudrait la préparer à l'avance pour qu'elle lui rende justice dûe !
Ce n'est pas donné à tout le monde, finalement, de vieillir dans la dignité et la sérénité.
Il faut dire qu'avec Sophie, on a encore tellement d'amour à partager que parfois, je me sens repousser mes 20 ans. Cheveux au vent, baisers volés, rêves mouvants...
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