22. Les coups du sort frappent toujours trois fois. D'un bon uppercut qui fait mal.
Vu qu'on était tous les deux ivres de fatigue, Irène et moi, il a bien fallu qu'on appelle l'autre incapable de Cécile pour la nuit.
Elle a réussi à se souvenir qu'elle était nounou, mais pas au moment qu'il aurait fallu. Alors qu'il y a une table à langer EXPRES dans le séjour, avec le berceau de Lécifer, l'autre morue elle a rien trouvé de mieux à faire que de sortir Lécifer de son lit, de traverser TOUTE la pièce pour aller dans la chambre des garçons y changer la petite.
Bien entendu, avec le barouf qu'elle a fait, elle a réussi à réveiller Léopold et Léonard. Et réveiller Léopold en pleine nuit, c'est l'angoisse. Surtout que le gamin avait juste assez dormi pour plus avoir envie de se recoucher, mais pas assez pour pouvoir tenir toute la journée. Y aurait que moi, je lui donnerais du café, mais Irène m'a tué du regard quand j'ai eu cette idée.
Pourtant faut bien trouver quelque chose à faire : son moral est toujours aussi bas, il a pas assez de sommeil au compteur, et, au milieu de tout ça, il y a Ela qui lui est remontée. Il veut jouer avec Ela, caresser Ela, qu'on retrouve Ela.
Et au matin, comme un diable qui jaillit de sa boîte, mauvaise surprise : y a une troisième demeurée qu'est venue compléter le tableau des Trois Grâces infernales.
J'étais au bord de la crise de nerfs tellement la maison était crade avec la plantation de biberons de Cécile, que sa collègue a décidé d'agrémenter de couches sales pour faire plus joli. J'ai essayé de faire comme Irène et de persuader l'autre Cécile de nettoyer...
Mais j'ai de sérieux doutes sur mon pouvoir de persuasion... Je l'ai retrouvée à regarder les Feux de l'Amour sans se soucier des pipis de chien.
"Ah quand même, ce Victor, quel bel homme, vous trouvez pas, M'sieur Pilgrim ? Vous croyez qu'il va se remettre avec Nikki ? Je l'aime pas trop, moi, cette Nikki, elle a mauvais genre quand même pour un homme comme ça... Pis comme disait ma bonne mère, qui savait de quoi elle parlait, quand on a versé dans la bouteille, on n'abandonne jamais vraiment le goulot des yeux"
Enfin, Cécile, au moins, elle était localisée...
L'autre, il a fallu la chercher partout... pour la retrouver à jouer de la batterie de Léopold, qui justement rentrait de l'école et voulait en jouer, lui, de sa batterie qu'on lui a achetée en catastrophe parce qu'on est aux petits soins avec lui étant donné l'effet que lui fait la moindre apparition d'Armaghédon, qui lui est plutôt du genre à vraiment pas se lasser.
"Oh ben zut, j'ai pas de pourliche"
Mais tu veux que QUI te laisse un pouboire en plein milieu du désert, alors que tu joues comme un manche, morue ???
"J'vous ai entendu, M'sieur Léo. Moi, morue, je prends ça bien, j'aime bien ça, la morue. Mais vous auriez pu me laisser un petit pourliche, quand même..."
"Mais je te laisserai un pourboire SI TU FAIS TON BOULOT, MORUE !!!!"
Enfin peu importe... Après une petite sieste, mais pas trop longue histoire qu'il aille pas nous être éveillé après la tombée de la nuit, Léopold en avait plus rien à carrer de sa batterie. Maintenant, il voulait aller pêcher... dans le désert. Ou sinon, caresser Ela, qu'Ela revienne et qu'il puisse jouer avec, toujours le même disque rayé.
Qu'à cela ne tienne, les toutous sont rentrés du travail avec des primes, j'appelle quelqu'un pour terrasser le terrain et creuser un trou pour faire une mini-mare. L'eau, elle vient de l'eau courante. Je SAIS que c'est pas très développement durable, mais là, l'équilibre psychique de mon gamin est en jeu.
" Je peux te laisser chéri ? Papa doit aller travailler, il doit aller gagner des sous pour pouvoir t'acheter la prochaine chose dont tu auras envie pour te distraire et remonter un peu ce petit moral. Maman va bientôt rentrer, sois sage, et surtout ne reste pas trop longtemps sous le cagnard !"
"Pas de problème, p'pa, j'vais pêcher une silure bleue !"
"Euh... ne fais quand même pas tout un monde de ramasser une botte à la place, d'accord ? Et n'hésite pas à regarder la télé, fils, tu as ma bénédiction"
" C'est pas possible ça, p'pa, y a Cécile qu'a pété la télé en zappant après les Feux de l'Amour..."
La tuile !
"Demande à ta mère de la réparer, elle est fortiche avec ce genre de bidules et risque pas de se prendre un coup de jus"
Cécile a quand même démontré un semblant d'utilité aujourd'hui en répondant au téléphone. C'était la police : ils avaient retrouvé Ela.
La toutoune, elle était dans un triste état : pour peu, on aurait dit notre Léopold.
Irène en tout cas, elle sautait de joie. Elle l'a bourrée de friandises pour la remercier d'être revenue, d'autant qu'elle était limite famélique. Il est loin, comme il est loin, le temps où elle l'appelait "l'imposture".
Et puis, elle a eu une autre émotion, Irène, en rentrant dans la maison....
Derrière la porte, Léonard hurlait de joie parce qu'il était enfin assez grand pour aller à l'école et jouer avec son grand frère Léopold le tout triste. Et aussi pour voir un fantôme ! Youpiiiii !
Tout en discrétion comme à son habitude, il avait posé son petit lapipapote et il s'était caché derrière Karelle qui est venue prendre le relais des deux morues, pour pas réveiller sa petite soeur ou donner une frénétique envie de balayer les confettis qui accompagnent les bonnes poussées de croissance à son grand frère qui veut toujours tout nettoyer.
Il s'est bien réjoui quand même, le petit Léonard, de voir que sa main avait doublé de taille. Mais sans déranger personne.
Quand je suis rentré, mon petit garçon m'a sauté dans les bras :
"Papa, papa, regarde comme j'ai poussé comme un champignon pour mes 6 ans ! Et y a la dame de la police qu'est venue à la maison, y a Ela qu'est de nouveau là !!!!"
Je n'en pouvais plus d'entendre tant de bonnes nouvelles. Non, à 61 ans, je n'avais toujours pas compris qu'un grand bonheur dans ma vie, c'était l'augure d'un grand malheur.
" C'est ton frère qui doit être content, mon chéri !"
" Ben justement, papa, y a un problème avec Léopold. Il a sauté tout plein sur le lit et moi je lui ai dit qu'il fallait pas, que toi et Maman vous êtes pas contents quand on fait ça, et après il s'est arrêté, et quand je lui parle maintenant il me regarde avec des yeux tous vides. Au début, j'croyais qu'il voulait jouer, mais il est pas rigolo du tout. Et il est tout rouge. J'crois que c'est devenu un robot... tu crois qu'il est déchargé ?"
Je me suis précipité et j'ai réveillé Irène qui dormait, et que le petit Léonard qui veut jamais faire de vagues avait pas osé aller déranger. Irène a d'abord pensé qu'il s'était pris une insolation à pêcher sous le cagnard, que c'était pas grave, qu'on allait pouvoir le ranimer. Moi, j'ai cherché partout où je pouvais trouver des citrons à cette heure-là pour lui faire une limonade bien rafraîchissante, une bonne vieille recette qu'a fait ses preuves, mais rien, nulle part.
On a essayé de lui parler, de le secouer, de lui proposer de faire des trucs, mais rien, rien, rien à faire. Avec ça, il était de plus en plus épuisé, il se sentait de plus en plus sale et surtout, surtout, il ruminait ses pensées noires.
"Vite, Irène, toi qui risques pas de te tuer, répare lui la télé". Elle y a mis tant d'ardeur qu'elle s'est presque encastrée dedans.
Entre temps, j'ai quand même réussi à convaincre le petit de prendre une douche pour essayer de se rafraîchir. Déjà, il se sentait plus si sale. Mais il était toujours bouillant de fièvre.
Et en sortant de sa douche, il s'est endormi debout. A partir de là, je sais pas ce qui s'est passé, c'est comme s'il avait coupé tous les récepteurs, y avait plus moyen de communiquer avec lui.
"Léopold ! Léopold !!! Oh ooooh ! Fiston !"
Irène a dit que c'était psy, que c'était pas son domaine, qu'il fallait appeler Thierry Maboul et faire interner le petit. J'ai même pas réalisé ce qu'elle me disait, ça me dépassait complètement.
J'ai même invoqué ces bonnes à rien de Puissances Supérieures, ces sales incapables qui sont toujours à vous chuinter des "suggestions" dans l'oreille comme si on savait pas quoi faire de nos vies. J'ai même récité un Saint Max Motives pour implorer de l'aide comme ma grand-mère qu'était très croyante m'avait appris à le faire en cas de panique, mais c'est resté totalement sans effet. Sourdes à mon appel, qu'elles sont restées, les ingrates de Puissances Supérieures, on n'a pas vu la couleur du remontage express.
MAIS QU'EST-CE QU'IL A MON GOSSE ???
"C'est une dépression nerveuse infantile aiguë", m'a dit Irène.
Il fallait que je fasse quelque chose. J'ai appelé les urgences de mon téléphone. J'ai demandé les pompiers. Je SAIS que dans ce désert de malheur, ils ont décidé qu'ils étaient pas assez nombreux pour faire les premiers secours, et qu'ils se contentent d'éteindre les feux de cactus, de gazinières et de demoiselles en détresse.
Mais fallait que je tente quelque chose. J'pouvais pas rester impuissant à regarder, et puis j'avais jamais vu ça de ma vie, moi, une "dépression nerveuse infantile aiguë".
Ils m'ont enguirlandé ce pauvre Léonard qui se faisait gentiment cramer une p'tite brioche en s'inquiétant pour son grand frère, et qu'a rien compris au film qui se jouait sans lui.
" - Mais c'est pas moi, m'sieur !
- Ah ne nie pas petit, c'est une très grosse bêtise que tu as faite, il vaut mieux la reconnaître.
- Mais c'est pas moaaaaaaa, j'vous jure !!!"
Oui, bon, j'ai pas exactement assuré dans mon rôle d'adulte responsable à laisser le petit porter le chapeau, je sais. Enfin, sans me chercher d'excuses, il s'agissait de pas se disperser à ce moment-là. J'ai eu un maigre espoir, quand j'ai vu que Léopold avait l'air de se réveiller à demi.
"Il sort de sa catatonie ! Il sort de sa catatonie !" a crié Irène.
"Je comprends rien à ce que tu dis... c'est grave ?"
"Non, c'est une bonne nouvelle !"
Mais l'assistante sociale est arrivée à ce moment-là. Oui, la mère du sale petit externe maître chanteur de mes deux. Elle a décrété qu'on était des parents indignes et que... non, je ne peux pas le dire.
Mais pourquoi, POURQUOI, j'ai alerté les secours ???
Le pire, c'est quand elle s'est approchée du berceau de la petite Lécifer. Irène a couru vers le bébé en hurlant : "Vous ne me prendrez pas ma fille ! Vous ne me prendrez pas ma petite ! Je ne vous laisserai pas faire, je peux prouver qu'on n'est pas responsable pour Léopold, que c'est clinique"
La mégère d'assistante sociale l'a prise de haut : "Changez de ton, Dr. Lamy, je suis au courant de vos petites magouilles de pots-de-vin avec mon fils pour ne pas ruiner votre réputation. Vous pouvez impressionner en faisant semblant, mais moi, vos indigences, je suis au courant. Alors vous gardez vos grands airs et vos menaces pour d'autres".
Je ne peux même pas commencer à décrire ce que j'ai ressenti quand elle a emmené nos trois enfants...
Irène m'a maudit, m'a dit des choses horribles, que tout était de ma faute...
Chez nous, un malheur n'arrive jamais seul. Le conseil d'administration de l'hôpital s'est réuni en scéance extraordinaire pour expliquer à Irène que, bien qu'ils la soutiennent à titre personnel, il n'étais pas possible qu'elle reste à son poste de chef de staff après ce scandale. Leur solution de largage, ça a été la pré-retraite : elle a 15 années de salaire plein assurées du moment qu'elle reste au placard, c'est-à-dire à la maison.
Irène elle s'en moque bien, de l'arrangement financier. Pour quelqu'un qui a été chef de staff au début de sa trentaine (et c'est pas parce qu'on est dans un trou paumé et que c'est un petit hôpital qu'elle démérite !), lui enlever son boulot après lui avoir enlevé ses gosses, ça revenait à l'achever.
Elle s'est enfoncé dans la dépression et elle passe ses journées à regarder Urgences et autres séries médicales à la télé, en hurlant sur le poste que c'est pas comme ça qu'on pose un clamp et qu'NFS chimie iono, c'est pas la réponse à tous les maux. Le jour où dans un épisode il a été question de thoracotomie, elle est rentrée dans une colère tellement noire que Douce en a déguerpi du séjour.
On a bien essayé d'intenter un procès pour récupérer la garde des gosses. Thierry Maboul a été particulièrement lamentable. Alors qu'il a suivi le petit, il a témoigné très mollement : il s'est montré plus réservé dans son diagnostic et n'a pas ressorti son pathétique profil psychologique en 5 points à la barre, alors que cette fois ci ça nous aurait bien aidés. Inutile de dire que l'échec du recours a achevé de faire de nous des parias, tout juste bons à alimenter les ragots des vieilles biques de New Frontier.
Il suffit qu'Irène voie le portrait de Léopold jouant avec Docile qu'elle avait peint pour qu'elle s'effondre. Avec l'échec de notre recours s'est envolée la moindre chance d'avoir des nouvelles de nos mômes. On sait pas où ils sont, ni ce qu'ils font.
Moi, pour tout vous dire, je vais aussi mal qu'Irène. En finissant d'apprendre à Docile à faire le mort, j'en suis venu à penser que la Muerte ferait tout aussi bien d'arriver à ce moment-là.
J'ai une vie de chien, plus que mon chien.
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